

D’ailleurs, son imaginaire ne s’arrête pas là, elle a peint 135 tableaux à l’huile, quelques gouaches et reproduit par gravure sur métal 35 dessins à elle dans ce style.
En tant que fils, j’ai souvent observé dans mon enfance comment ma mère faisait son travail au dessin. C’était généralement à notre domicile parisien du 7ème arrondissement qu’elle l’exécutait sur une grande table de salle à manger quand elle n’avait pas le temps d’aller peindre un tableau à l’huile à son atelier parisien de peinture d’art distant de plusieurs kilomètres. Elle commençait toujours au crayon graphite à mine tendre sur papier dessin blanc à grain fin, exécutant un tracé rapide et sûr quelles que soient les formes et sans jamais hésiter. Elle gommait parfois pour ensuite appliquer une certaine harmonie de formes dans l’ensemble de son œuvre. Quand elle le pensait nécessaire, elle ajoutait un monologue à petits caractères majuscules à côté d’un dessin, jamais sous forme de bulles. Quand elle trouvait que le dessin global lui allait bien, elle complétait son travail à l’encre de chine au moyen d’une fine plume en acier. Une fois l’encre sèche, elle gommait pour faire disparaître les traits précédemment tracés au crayon puis, quand elle le désirait, elle finissait en colorant à l’aquarelle avec un pinceau de grosseur moyenne à soies fines, de préférence à la lumière du jour, rarement à celle d’une lampe électrique, choisissant et mélangeant ses couleurs sans jamais se tromper. Elle avait une préférence pour les couleurs vives et suffisamment voyantes. De cette façon, elle était sûre que ses dessins, colorés ou non, ne s’effaceraient jamais avec le temps.
J’ai dans ma collection personnelle de très nombreux dessins qu’elle a exécutés à différents moments de sa vie."
Octobre 2007.
Les aquarelles de Gaspard de la Nuit (59 Planches) sont ont été données par l'artiste à la Bnf (Richelieu- estampes&photographies- magasin). Elles y sont conservées sous la côte TB-918-PET-FOL avec d'autres illustrations de l'artiste.
En ce début d'année 2009, l'association vous propose, entre autres choses, une exposition permanente de l'oeuvre de Béatrice Appia d'après les copies conservées par son fils et ayant-droit Yves Blacher de cette transposition picturale très particulière de Gaspard de la Nuit: qui ne tient pas de l'illustration à proprement parler, et cependant entretient avec le texte une relation nécessaire, demande à être "relue" à la lumière de ce dernier. M. Yves Blacher nous a octroyé les droits de reproduction ( à une échelle et des paramètres de reproduction qui protègent l'oeuvre de copies illicites).
Nous avons pris donc la décision de faire connaître sur le long cours, au fur et à mesure du travail de présentation souhaité, cette oeuvre belle et stimulante pour le lecteur critique de Gaspard sur notre site. Cette idée a fait suite, d'une part, à la difficulté de faire connaître ces dessins à l'inventivité remarquable, dont un original est conservé à la Bnf et pour laquelle il semble difficile de trouver un éditeur papier d'après l'appel infructueux lancé par lalanguependue il y a un an. Mais surtout, notre démarche est motivée par une promesse non encore honorée par manque de temps, promesse qui a pourtant scellé le "pacte" entre la présidente de l'association et le fils de l'artiste: soit celui de commenter la relation qu'entretiennent les dessins et le texte lui-même, en tentant d'identifier et de mettre en mots une lecture en images de Gaspard de la Nuit par Béatrice Appia.
Aucune visée critique, aucun questionnement esthétique particulier de notre part concernant ce travail, donc, même si ce dernier peut poser question à qui s'intéresse à cet aspect qu'est la transposition et la mise en images d'une oeuvre littéraire (dimensions qui ne peuvent et ne pourront jamais sans doute être épuisées) . Il s'agit plutôt de la joie de tenir notre promesse avec une visée ludique: celle d'analyser de quelle manière les poèmes, dont les images se sont inspirées, ont été mis en peinture & sur deux dimensions par une artiste qui se revendiquait "imagière". La revendication de Béatrcie Appia d'être une "imagière" sous-tend une volonté certaine de précision dans son approche artistique (à l'heure ou Gaspard de la Nuit est souvent pour les artistes un point de départ-mais non d'ancrage-) et une relative fidélité au texte. Nous verrons néanmoins que l'artiste ne censurait en aucune manière les fantaisies que lui insufflait son propre imaginaire.
Les images et le travail proposé sur ces images ne sauraient être reproduites, les documents n'être utilisés que pour un usage privé exclusivement.
Page n°1: Page de titre
Page n°2: A Dijon disjeûnons... et que moult te tarde
Page n°3: Conclusions de Gaspard et de Aloysius (...)
Planche de dessins n°1
C’est en hommage à Gaspard Hauser, à la naissance, l’enfance et le destin obscurs tout ensemble, que Verlaine a écrit son hommage « Gaspard Hauser chante »[1]. Le poète donne sa voix pour la postérité à Gaspard Hauser qui, lorsqu’il arriva à Nuremberg en 1828, ne savait articuler qu’une seule phrase qu’on lui avait apprise ainsi que son nom. Enfant assassiné deux fois, car à la prison de ses dix-sept premières années de solitude totale, de paillasse et d’opium, advint après qu’il ait appris avec d’exceptionnelles dispositions le langage oral et écrit, son meurtre sanglant dans un jardin public, une nuit de 1833.
Dans son texte à la première personne, « je » et « moi » sont confraternels de ce jeune homme massacré au destin duquel on sait toute l’horreur, mais dont en somme on ne sait rien, qu’en termes de négation et de refus:
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m'ont pas trouvé malin.
A vingt ans un trouble nouveau,
Sous le nom d'amoureuses flammes,
M'a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m'ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l'étant guère,
J'ai voulu mourir à la guerre :
La mort n'a pas voulu de moi.(…)
Les hommes, les femmes, enfin la mort glorieuse « ne [l’]ont pas trouvé beau ». Mais les êtres étranges, les vies amputées, trouvent grâce aux yeux du poète Lelian[2], lui-même souvent lui-même bien triste.
En 1828, Louis Bertrand arrive à Paris, et le recueil de ses Bambochades est annoncé dans le Provincial. Louis est pauvre, il a honte de sa toilette et, alors même qu’il a confié dès 1829 son manuscrit à Sainte-Beuve, il l’évite pour cette raison ainsi que Victor Hugo et ses amis. En 1833, l’année du décès de Gaspard Hauser, l’éditeur Renduel accepte et annonce son Gaspard de la Nuit. Il ne sera pas paru à la mort du poète en 1841, lequel se cache dans sa chambre d’hôpital au point de redouter d’être reconnu par son ami le sculpteur David d’Angers.
Oui, il est tentant de rapprocher Gaspard de la Nuit, cette autre «première personne du singulier», en effet si singulière, si seule… invoquée par la poésie de Verlaine. Louis Bertrand lui aussi, est venu de province et « finit » sa courte vie sans la terminer dans l’isolement des amours renoncées et du guignon. Je ne sais pas plus qu’un autre si Gaspard est Gaspard mais à coup sûr, ces deux-là même sans se savoir –or l’étrange histoire de Kaspar Hauser défraie la chronique- se sont rencontrés dans la coïncidence temporelle et poétique même si ce n’est pas dans l’anagramme fort probable « Gaspard de la Nuit »/Louis Bertrand qui partagent autant de lettres communes que « Lelian » et Verlaine : dans les deux cas, avec la majuscule en moins.
Mais « de la Nuit » n’est-il pas un nom, et même davantage qu’un nom ? Il ne s’agit ni plus ni moins d’un titre de noblesse. « (de) la Nuit » est le nom du royaume de Gaspard, le sien propre, et vice versa: celui auquel il appartient, où règnent à la fois ses rêves et sa conscience possédée … Le narrateur de Gaspard vit la nuit, ou ne fait jour que sur cette nuit vécue ; de la même manière pour Gaspard Hauser le jour était la nuit. Une nuit perpétuelle et hantée, la nuit du persécuteur pour l’un, et s’il s’agit d’un double (d'un double obscur dans tous les sens du dictionnaire), la nuit de l’assassin tangible pour le second.
Se peut-il qu’à exactement quarante années d’intervalle un poète disparu (Louis Bertrand) et un autre qui ne l’était pas encore, mais presque (Paul Verlaine), se soient rencontrés dans la troublante gémellarité d’un destin poétique au sens fort : à travers celui d’un «double obscur» de chacun, un tiers: Gaspard Hauser ? Le poème qui donne parole aux absents venge-t-il au-delà de la mort les destins de «maudits», d’«obscurs» ou encore, de «petits» ? Paul Verlaine, qui d’après le récit des derniers mois qu’en fait Jean Teulé[3] donne au lecteur envie de l’achever, Louis Bertrand, phtisique et catalogué par les critiques comme «petit romantique» parce qu’il a dû laisser reposer sa destinée immortelle sur un recueil unique – quelle indécence et quelle présomption s’aligne parfois tranquillement à l’encre des critiques, ces dépositaires de la mémoire !-. Certes, du temps la rencontre poétique n’en a cure. Elle s’arrange des souvenirs, des évocations, des fantômes comme d’une forme de culture. Elle fréquente tous les mondes, et ces derniers le lui rendent bien.
L’encre de Verlaine, comme un manteau bienfaisant, donne des couleurs au grand Oublié de son vivant, le destiné aux oubliettes, comme pauvre Lelian dans la prison où il compose son recueil Sagesse. La retraite contrainte où il se trouve lui inspire, peut-être, cet acte de liberté de la parole accordé à Gaspard qui lui n’est plus vivant, mais, du coup, plus mort vraiment... Liberté absolue du poète en prison qui libère un compagnon de la geôle, de la mort, et de l’oubli. Qui lui redonne une ascendance, et pas des moindres : une ascendance poétique. Je pense également à l’emmaillotement « comme une momie » promis par le nain Scarbo à Gaspard-impression assez forte pour que Louis Bertrand en ait fait un dessin-.
« Et de la crypte ténébreuse de Saint-Bénigne, où je te coucherai debout contre la muraille, tu entendras à loisir les petits enfants pleurer dans les limbes. »
Quels enfants pleurent dans l’univers poétique d’ Aloysius : l’enfant en lui, l’enfant « mort-né », ou encore celui que Françoise Dolto dans sa préface couplé à l’ouvrage sur Kaspar par le juriste qui le recueillit[4]
J’évoquerai enfin la sympathie des poètes symbolistes pour ce Louis Bertrand dont Baudelaire souligne en 1869 l’importance décisive de l’œuvre dans la préface de la première édition du Spleen de Paris, petits poèmes en prose :
«un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, écrit-il à son éditeur Arsène Houssaye, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux? ».
Volontaire, consciente ou simplement poétique –peu importe à la rêverie- la coïncidence d’une rencontre de ces trois êtres incite à supputer que, peut-être, « Gaspard Hauser chante » rend hommage à deux Gaspard, dont le plus réel, venu de nulle part, ne serait pas même né de l’imaginaire d’un artiste
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu'est-ce que je fais en ce monde?
Ô vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !
Oeuvre de musique acousmatiquede Frédéric Kahn,avec la voix de Stéphane Castang
Frédéric Kahn est né à Dijon en 1966. Il a étudié la composition acousmatique au Conservatoire de Lyon avec Denis Dufour et Bernard Fort.